Les aventures de Tintin et les 55 œuvres de Peppone

Les aventures de Tintin et les 55 œuvres de Peppone

Après Rennes (v. notre note, Dalloz actualité, 25 mai 2021), les aventures judiciaires de Tintin se poursuivent à Marseille avec un jugement qui mérite, par son didactisme, quelques instants d’analyse.

En mars 2019, la société Moulinsart, détentrice des droits dérivés et secondaires relatifs aux œuvres littéraires et artistiques d’Hergé, avec l’ayant droit de celui-ci, ont assigné M. Christophe Tixier, alias Peppone, sculpteur aixois, aux côtés de la galerie qui le commercialisait, pour avoir reproduit sans autorisation des œuvres originales d’Hergé, dont le buste de Tintin ainsi que la fusée figurant aux albums Objectif Lune et On a marché sur la Lune.

Avant toute défense au fond, le sculpteur et la galerie usent de tous les moyens possibles et juridiquement imaginables afin d’entendre dire, d’une part, nuls l’assignation ainsi que le procès-verbal de saisie-contrefaçon et, d’autre part, irrecevable à agir la société Moulinsart.

Se référant aux grands principes de procédure civile (C. civ., art. 56 et 114), la juridiction considère que l’assignation n’est pas nulle, celle-ci permettant parfaitement d’identifier et de comparer les œuvres revendiquées de celles contrefaisantes, ce d’autant que l’artiste ne subissant aucun grief, a été en mesure de contester l’originalité des droits invoqués.

Les magistrats balaient également d’un revers de manche l’argument selon lequel le procès-verbal de saisie-contrefaçon serait nul en raison de la déloyauté dont aurait fait preuve la société Moulinsart en ne justifiant pas de l’étendue de ses droits lors du dépôt de la requête aux fins de saisie.

Dans le même sens, le tribunal judiciaire de Marseille rejette la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de la société demanderesse, estimant qu’au regard du droit belge, auquel sont soumis les différents contrats de cession/licence entre cette dernière et l’ayant droit d’Hergé, elle peut légitimement se prévaloir du droit de reproduire des éléments extraits des albums Les aventures de Tintin, à l’exception de l’édition des albums.

Ces questions procédurales traitées, le fond du dossier a pu dès lors être examiné (v. Paris, 22 sept. 2020, n° 18/10181 : « l’absence d’originalité n’est pas une cause d’irrecevabilité mais de mal fondé », Les MAJ de l’IRPI, n° 21, oct. 2020, p. 12) par les magistrats soulignant à bon escient qu’il leur appartient « de vérifier si le modèle revendiqué est protégeable [1], […] avant, le cas échéant, de rechercher en quoi le modèle est contrefait [2] ».

Sur l’originalité

À titre liminaire, il paraît important de relever que si les juges marseillais rappellent de manière pédagogique la règle fondamentale, prévue dès 1902 par le législateur français édictant que le droit de l’auteur naît du seul fait de la création de l’œuvre, indépendamment de toute divulgation, quels que soient son genre, ses mérites ou sa destination (CPI, art. L. 11-1 s.), ils pèchent cependant en mentionnant que la notion d’antériorité est « inopérante » en droit d’auteur. Cela étant, ils poursuivent en exposant qu’en matière d’arts appliqués, des antériorités, pas nécessairement de toutes pièces, sont de nature à établir que l’œuvre ne constitue pas une véritable création. On décèle ici un certain trouble du tribunal sur cette question (v. aussi Paris, 26 nov. 2019, n° 17/19538). Il est en effet difficile, voire impossible, de concevoir qu’une œuvre puisse être originale si elle n’est pas dotée d’une certaine nouveauté et si elle ne se distingue pas de ce qui préexiste ! Pourtant, le mouvement jurisprudentiel qui prédomine actuellement la matière tend à distinguer les conditions applicables en matière d’art pur (originalité), de celles concernant l’art appliqué (nouveauté et caractère propre), remettant ainsi en cause, au mépris de la logique, la théorie de l’unité de l’art de Pouillet pour imposer un cumul seulement partiel entre le droit d’auteur et le droit des dessins et modèles.

Sur l’originalité du personnage de Tintin d’abord, les défendeurs contestent son caractère protégeable en soutenant, non sans audace, qu’Hergé a repris le nom et le graphisme du personnage de Tintin-Lutin créé à la fin du XIXe siècle et tombé dans le domaine public. Cet argument ne suffisant pas à convaincre les juges qui estiment que, bien que les deux Tintin portent une même culotte de golf beige, ils sont différents, leur visage se démarquant sensiblement et le caractère du Tintin-Lutin demeurant totalement inconnu.

C’est sans nul doute l’interview d’Hergé, donnée en 1979 à l’occasion d’une célèbre émission de télévision, sur laquelle les demanderesses s’appuient avec talent, qui emporte la conviction du tribunal. Le dessinateur y fait comprendre que Tintin est une « partie » de lui, une « projection » de lui-même, qu’il s’agit d’un « travail personnel » et que, pour élaborer son personnage, qu’il voulait jeune et dynamique, il s’est « contenté de faire un petit fond, un cercle, une petite mèche pour donner un accent ». Or il est de jurisprudence ancienne et constante que le demandeur à une action en contrefaçon de droit d’auteur n’a pas l’obligation de démontrer l’originalité de l’œuvre, s’agissant d’une notion empreinte de subjectivité, mais qu’il doit définir son œuvre en identifiant les caractéristiques qu’il revendique. En l’espèce, c’est comme si Hergé avait dans son interview cherché à rapporter la preuve de son effort de création en décrivant les éléments identifiant son œuvre. Cette interview démontre donc à elle seule le parti pris artistique d’Hergé, ses choix arbitraires empreints de sa personnalité et libérés de toute contrainte ou nécessité.

Le tribunal vient ensuite sur la question de l’originalité de la fusée de l’album Objectif Lune et estime que, bien qu’inspirée des fusées V2 allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale, celle d’Hergé possède une « physionomie propre », compte tenu du nombre d’ailerons, de l’antenne, des amortisseurs semi-sphériques ainsi que du choix discrétionnaire du damier rouge et blanc possédant un nombre de cases particulier.

Enfin, la juridiction constate que les dix-huit titres invoqués par les demandeurs, dont L’Étoile mystérieuse, L’Île noire ou bien encore Le Secret de la Licorne, sont également originaux au motif qu’ils procèdent de la « combinaison insolite de mots ». Étant ici précisé que la notion prétorienne d’originalité n’est mentionnée qu’à l’article L. 112-4 du code de la propriété intellectuelle concernant les titres des œuvres de l’esprit, et que le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique a récemment proposé de modifier les textes en ajoutant la mention expresse de la condition d’originalité pour clarifier l’état du droit (v. CSPLA, Rapport sur la preuve de l’originalité, déc. 2020, Dalloz IP/IT 2021. 5, obs. N. Maximin image ; Légipresse 2021. 6 et les obs. image). Les juges se livrent ici à bon droit à une analyse globale des titres pris dans leur ensemble et n’étudient pas chaque mot pris isolément (v. par ex., pour l’appréciation de l’originalité dans son ensemble, Civ. 1re, 12 sept. 2018, n° 17-18.390, PIBD n° 1104, III, p. 703 ; Propr. intell. 2019, n° 70, p. 21, obs. C. Bernault ; et, en matière de dessins et modèles communautaires, CJUE 19 juin 2014, Karen Millen, aff. C-345/13, D. 2014. 2207, obs. J.-C. Galloux et J. Lapousterle image ; Propr. intell. 2014, n° 53, p. 460, obs. de Candé ; Propr. ind. 2014, n° 51, note Marino). Il apparaît que les titres ne sont pas « nécessaires pour désigner les œuvres correspondantes » ni « génériques » ou descriptifs. Ne retrouvons-nous pas là des notions chères aussi au droit des marques ?

L’originalité du personnage de Tintin, de son buste, de sa fusée et de dix-huit de ses titres d’album étant donc reconnue, il ne restait plus qu’aux magistrats à examiner avec minutie l’existence de la contrefaçon.

Sur la contrefaçon

Il s’avère que Peppone reprend la forme originale de la fusée dessinée par Hergé, assortie du damier rouge et blanc, peu ou prou modifié, ainsi que les modèles tridimensionnels commercialisés par la société Moulinsart, le tout sous des dénominations serviles ou quasi serviles des titres de dix-huit albums des aventures de Tintin tels que Tintin Temple du Soleil ou encore Tintin Cigare des Pharaons. Les défendeurs tentent d’ailleurs sans grand succès de soutenir « qu’il n’existe aucun risque de confusion dès lors que ces titres ne sont pas repris pour identifier des œuvres du même genre » (buste, fusée/bande dessinée).

De même, les bustes du sculpteur reprennent servilement le graphisme du personnage de Tintin et ressemblent aux bustes de Tintin commercialisés par la société Moulinsart, à la différence près que les dimensions et les couleurs ne sont pas les mêmes. Mais le plasticien ne se contente pas de reprendre la forme globale des bustes revendiqués, rendant ainsi immédiatement reconnaissable Tintin, il n’hésite pas à y ajouter des reproductions de pages entières des albums des aventures de Tintin. Remarquons qu’il ne s’est pas risqué à invoquer devant le tribunal l’exception de courte citation, mais se fonde sur l’exception de parodie.

Il n’est pas question de développer ici le cas de l’exception de parodie, comme nous l’avions fait en mai dernier, mais il est intéressant de noter que l’artiste essaie d’échapper à la contrefaçon en communiquant au débat une « lettre ouverte » intitulée Tintin, l’ordre et le chaos. Dans cette lettre, que le tribunal qualifie de « manifeste », qui est fictivement adressée par Tintin à son créateur, M. Tixier écrit qu’« il semblerait que les Éditions Moulinsart (qui exploitent désormais les bandes dessinées relatant mes aventures) auraient la réputation d’attaquer en justice sans discernements (sic) et de manière systématique tous ceux qui touchent à mon personnage dont l’utilisation n’aurait été préalablement validée par vos ayants droit. Quand ils prendront connaissance de la sculpture de M. Tixier, nul doute qu’ils déclencheront une procédure contre lui. » Et il continue en disant que : « C’est pour cette raison que M. Tixier a réalisé cette sculpture afin de dénoncer, sous les traits d’une parodie, la limitation à la liberté créatrice, imposée par les Éditions Moulinsart […] et entend ainsi dénoncer, sous une forme parodique, cet abus d’ayant droit ». Les juges ne voient pas dans cette argumentation la preuve d’une quelconque intention de parodier l’œuvre d’Hergé mais la démonstration d’une véritable « remise en cause du droit de propriété intellectuelle et une revendication du fait de pouvoir s’en affranchir ». De surcroît, cette lettre était censée accompagner une seule des œuvres du sculpteur et non l’ensemble des cinquante-cinq œuvres contrefaisantes.

Dans ces conditions, les magistrats marseillais considèrent que les œuvres de Peppone, commercialisées en particulier dans la galerie coassignée, constituent des contrefaçons des droits dont sont titulaires respectivement l’ayant droit d’Hergé et la société Moulinsart sur l’œuvre d’Hergé.

L’arsenal des mesures mérite enfin quelques mots. En l’absence de document comptable pour la période postérieure à février 2019, les demanderesses réclament qu’il soit fait application de l’article L. 331-1-2 du code de la propriété intellectuelle sur le droit à l’information, ce que le tribunal ordonne puisque la contrefaçon est avérée (v. sur l’exigence de vraisemblance du caractère de la contrefaçon, en matière de droit d’information, pour respecter le secret des affaires, Paris, 10 nov. 2020, n° 19/23000).

Le tribunal déboute par ailleurs la société Moulinsart, en sa qualité de cessionnaire des droits, de sa demande au titre de l’atteinte au droit moral de l’auteur. En effet, seul l’ayant droit d’Hergé obtient des dommages et intérêts (10 000 €) sur ce chef de préjudice, le droit moral étant perpétuel, inaliénable, imprescriptible, au sens de l’article L. 121-1 du code de la propriété intellectuelle et ne pouvant se transmettre par contrat de cession ou de licence. Observation faite que les magistrats relèvent, de manière imparfaite, que « le droit moral de l’auteur qui, […] en tout état de cause ne peut être exercé que par une personne physique ». Ce qui paraît en effet incomplet, car dans le cas d’une œuvre collective, une personne morale détient ab initio tous les attributs du droit d’auteur (droits moraux et droits patrimoniaux).

Les éditions Moulinsart obtiennent, en revanche, en sus des 114 157 € correspondant à la confiscation des recettes procurées par la contrefaçon, une indemnisation au titre de leur préjudice moral tenant à la dépréciation de leur image et l’atteinte à leur réputation, notamment en raison du comportement dénigrant de l’artiste à l’égard de la société demanderesse auprès de tiers, à la suite d’une précédente affaire l’ayant opposée à celle-ci.

On sait que la maison d’édition n’est donc pas à sa première affaire portant sur la défense des droits de l’œuvre d’Hergé, et si elle a perdu le 10 mai dernier devant le tribunal judiciaire de Rennes (v. Dalloz actualité, 25 mai 2021, préc.) face à la liberté de création artistique, elle triomphe aujourd’hui devant le tribunal judiciaire de Marseille.

Toutefois, de nouvelles aventures pleines de rebondissements nous attendent encore puisque cette décision va vraisemblablement être frappée d’appel.

(Original publié par nmaximin)
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