Une transformation profonde de la haute fonction publique
Rien n’y aura fait. Ni l’avis défavorable du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État. Ni le lobbying des grands corps. Ni les protestations de nombreuses personnalités de droite comme de gauche, voire proches de la majorité, comme l’ancien premier ministre Manuel Valls. Ni la grève des magistrats administratifs – fait assez exceptionnel en soi – à l’appel de leurs deux syndicats les 18, 19 et 20 mai. L’ordonnance portant réforme de l’encadrement supérieur de l’État a été adoptée par le conseil des ministres le 26 mai et publiée au Journal officiel le lendemain.
De cette réforme, annoncée par Emmanuel Macron le 8 avril (v. AJDA 2021. 764 ), on aura d’abord retenu la « suppression » de l’École nationale d’administration (ENA), qui sera remplacée par un Institut national du service public (INSP). De cet institut, l’ordonnance dit peu de choses, sinon qu’il assurera la formation initiale et continue des administrateurs de l’État et « d’autres corps de fonctionnaires susceptibles d’exercer des fonctions supérieures ». L’ordonnance lui donne également des missions de recherche et l’invite à coopérer avec des établissements français ou étrangers d’enseignement, de formation ou de recherche. Il faudra attendre un décret pour en savoir plus sur ses missions et notamment sur le « tronc commun » à treize écoles de la haute fonction publique annoncé par le chef de l’État.
Une « haute fonction publique à la merci du pouvoir » ?
Mais derrière ce changement d’appellation, c’est une transformation profonde de la conception française de la haute fonction publique que dévoile l’ordonnance : moins de corps, davantage d’emplois fonctionnels, plus de contractuels. C’est ce que dessine l’ordonnance, dont des décrets devront préciser les modalités. « Une haute fonction publique à la merci du pouvoir », s’est indignée la Fédération générale des fonctionnaires FO.
Emmanuel Macron avait annoncé vouloir réformer l’accès aux grands corps. C’est en fait la suppression de certains d’entre eux qui a été peu à peu annoncée depuis. Les corps des inspections générales, notamment les plus prestigieuses d’entre elles, celle des finances, de l’administration et des affaires sociales ainsi que le corps préfectoral devraient être mis en extinction. Les nominations des agents exerçant des fonctions d’inspection générale se feront, affirme l’ordonnance, « pour une durée et des conditions garantissant leur capacité à exercer leurs missions avec indépendance et impartialité ». Là aussi, c’est un décret qui précisera ces conditions, l’ordonnance entourant également de garanties la fin anticipée des fonctions.
Un corps va naître, en revanche, celui des administrateurs de l’État, corps interministériel « dont les membres sont chargés de la conception, de la mise en œuvre, de l’évaluation et du contrôle des politiques publiques ». Les lauréats de l’INSP ont, a priori, tous vocation à rejoindre ce corps.
Mais tous n’y resteront pas. Car il a bien fallu prévoir des exceptions au schéma imaginé par le chef de l’État. Les corps ayant des missions juridictionnelles, ceux des membres du Conseil d’État et de la Cour des comptes, mais aussi des magistrats des chambres régionales des comptes et des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ne pouvaient pas être supprimés ni coulés dans le moule commun. Car, comme l’a délicatement rappelé le vice-président du Conseil d’État, « l’indépendance de la juridiction administrative est aujourd’hui protégée au plus haut niveau de la hiérarchie des normes : le Conseil constitutionnel, par deux décisions de 1980 et 1987, l’a érigée au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République, et la Cour européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales l’a pleinement reconnue dans ses arrêts Kress et Sacilor-Lormines de 2001 et 2006 » (B. Lasserre, Que reste-t-il du Conseil d’État napoléonien ?, 6 mai 2021).
Le Conseil d’État sauve ses auditeurs
Dans ce même hommage opportun au fondateur du Conseil d’État, le vice-président évoquait « une particularité fondamentale de la composition du Conseil d’État : je veux parler du brassage des générations, de l’esprit de compagnonnage qui y règne entre les conseillers les plus chevronnés et les jeunes auditeurs. Auditeurs qui ont été créés pour être, comme le disait Locré, de “vrais magistrats et de vrais administrateurs”, et qui forment aujourd’hui encore un vivier de talents utiles à l’intérieur comme à l’extérieur du Conseil, après qu’ils y ont été formés à ses métiers de très haute technicité ». L’auditorat, auquel le Palais-Royal est notoirement fort attaché, semblait condamné par la volonté d’Emmanuel Macron d’empêcher l’accès aux grands corps à la sortie de l’école (l’entourage de la ministre de la Fonction publique évoquait en avril un accès au bout de cinq ou six ans). Mais le Conseil d’État sait négocier. Et les auditeurs subsistent, sous la forme d’emplois, d’une durée de trois ans, non renouvelables, auxquels pourront être nommés des administrateurs de l’État et des membres de corps comparables comptant deux ans de services publics effectifs. Ils pourront ensuite accéder au grade de maître des requêtes après avis d’une commission comportant trois membres du Conseil d’État, dont le vice-président, et trois personnalités nommées par le président de la République, celui du Sénat et celui de l’Assemblée nationale. Un dispositif similaire est prévu à la Cour des comptes.
Les magistrats des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel et ceux des chambres régionales des comptes conservent pour leur part deux voies de recrutement principales : un concours spécifique et le futur INSP. Les administrateurs de l’État pourront opter pour ces corps dès la sortie de l’INSP. Mais ils devront en principe passer au moins deux ans dans le corps des administrateurs, sauf s’ils justifient, avant leur nomination dans celui-ci, de quatre ans d’expérience professionnelle du niveau de la catégorie A dans le secteur public ou le secteur privé. Une telle expérience leur permettra également d’être dispensés de la condition de mobilité pour être nommés premier conseiller. En revanche, la nomination au grade de président nécessitera une seconde mobilité de deux ans. La possibilité, prévue par l’article L. 234-2-2 du code de justice administrative de remplacer cette mobilité par l’exercice de fonctions en cour administrative d’appel, est supprimée. Cette double obligation de mobilité et la suppression de la « mobilité en cour » sont la cause majeure de la colère des magistrats administratifs. Ils estiment que, notamment pour ceux exerçant en province et plus encore outre-mer, les postes en mobilité seront très compliqués à trouver. Leurs syndicats pointent des risques de blocage des carrières, de désorganisation des juridictions (en raison des départs de jeunes magistrats à peine formés), voire d’atteinte à leur indépendance.
La publication de l’ordonnance dans un délai record ne met sans doute pas un point final à la saga de la réforme. Si les syndicats de magistrats administratifs envisagent des recours, ils sont loin d’être les seuls. Des intentions similaires sont prêtées à l’Association des anciens élèves de l’ENA, très critique contre la réforme depuis son annonce. L’indépendance des inspections générales est un autre angle d’attaque. Il y a fort à parier que le gouvernement devra défendre sa réforme devant le Conseil d’État, voire le Conseil constitutionnel.
Des juges contractuels ?
Si la réforme du statut des magistrats financiers est presque entièrement calquée sur celle touchant les magistrats administratifs, il y a cependant une différence. Et de taille. Le nouvel article L. 221-10 du code des juridictions financières dispose que les fonctions de magistrats des chambres régionales des comptes peuvent être exercées par « des agents contractuels justifiant d’une expérience professionnelle compatible avec les activités et les missions des chambres régionales des comptes ». Des juges contractuels, donc. « Quand j’ai vu ce texte, confie un magistrat administratif qui a suivi le dossier, j’étais en train de boire un café ; j’ai failli le recracher. » Il reste à savoir si le Conseil d’État et/ou le Conseil constitutionnel, eux, avaleront cette innovation.