L’étendue des mesures d’instruction préventives et la compétence du juge pour les ordonner
Les mesures d’instruction préventives, ordonnées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, continuent de générer un contentieux abondant, comme en témoigne l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 10 juin 2021.
Parce qu’elle se plaignait de faits de concurrence déloyale et de dénigrement sur internet, une société a saisi le président du tribunal de commerce de Lyon afin que celui-ci ordonne des mesures d’instruction qui devaient se dérouler au siège social de diverses sociétés. Mais le requérant n’a pas choisi la simplicité et, plutôt que de rédiger une unique requête visant l’ensemble des sociétés dans les locaux desquelles les mesures d’instruction devaient être exécutées, a déposé pas moins de sept requêtes. Le président du tribunal de commerce a fait droit à ces requêtes en rendant non pas sept mais deux ordonnances aux termes desquelles il a pris le soin de préciser que l’huissier de justice désigné serait constitué séquestre des documents appréhendés et qu’il ne pourrait être mis fin au séquestre qu’après le prononcé d’une décision contradictoire. Les mesures d’instruction ayant été exécutées, a été exercé un référé rétractation qui a été rejeté par le président du tribunal de commerce, puis par la cour d’appel, d’où un pourvoi en cassation qui a soulevé plusieurs difficultés.
La compétence territoriale pour ordonner une mesure d’instruction sur requête
La première difficulté concernait la compétence territoriale du président du tribunal de commerce pour statuer sur l’intégralité des requêtes alors que certaines des sociétés n’étaient pas domiciliées dans le ressort du tribunal auquel il appartenait.
Opportunément, le pourvoi soulignait qu’avaient été introduites plusieurs instances distinctes et autant de procédures, de sorte que la compétence territoriale du juge devait être appréciée au regard de chacune des sociétés visées. Cette analyse pouvait se trouver renforcée par l’article 42 du code de procédure civile : si, en cas de pluralité de défendeurs, le demandeur saisit à son choix la juridiction où demeure l’un d’eux, rien ne paraît lui interdire de morceler le contentieux en introduisant l’instance devant plusieurs juridictions, quitte à ce que les instances ainsi ouvertes soient ultérieurement réunies.
Cette argumentation est cependant écartée par la Cour de cassation qui porte le regard sur le contenu des actes de procédure. Parce qu’il s’agissait de « requêtes identiques », le juge était compétent pour en connaître dès lors que trois conditions étaient réunies : l’une des sociétés visées dans les différentes requêtes devait être domiciliée dans le ressort du tribunal, les mesures sollicitées devaient être destinées à conserver ou à établir la preuve de faits similaires dont aurait pu dépendre la solution d’un même litige et la juridiction à laquelle appartenait le juge devait être susceptible de connaître l’instance au fond.
Que la Cour de cassation ait exigé que les mesures d’instruction soient destinées à établir la preuve de faits similaires dont aurait pu dépendre la solution d’un même litige paraît parfaitement fondé. Il s’agit de vérifier l’existence d’un lien entre les mesures d’instruction ou leur « connexité » pour reprendre le terme employé dans un précédent arrêt (Civ. 2e, 5 mai 2011, n° 10-20.435, Bull. civ. II, n° 104 ; Dalloz actualité, 8 juin 2011, obs. C. Tahri ; ).
En revanche, qu’il soit nécessaire que l’une des sociétés soit domiciliée dans le ressort du tribunal auquel appartient le juge des requêtes saisi et que ce tribunal soit susceptible de connaître du fond du litige soulève davantage de difficultés. Certes, dans un arrêt, la Cour de cassation avait déjà pu juger que « le président d’un tribunal de commerce saisi, sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, de requêtes tendant à ce que soient ordonnées des mesures devant être exécutées dans le ressort de plusieurs tribunaux, n’est compétent pour ordonner les mesures sollicitées qu’à la double condition que l’une d’entre elles doive être exécutée dans le ressort de ce tribunal et que celui-ci soit compétent pour connaître de l’éventuelle instance au fond » (Com. 14 févr. 2012, n° 10-25.665 NP ; v. impl. Civ. 2e, 5 mai 2011, n° 10-20.435, préc. ; 30 avr. 2009, n° 08-15.421, Bull. civ. II, n° 105 ; D. 2009. 2321 , note S. Pierre-Maurice ; ibid. 2714, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et T. Vasseur ). Mais des arrêts plus récents avaient laissé entendre que ces conditions n’étaient pas cumulatives, mais bien alternatives, de sorte que « le juge territorialement compétent pour statuer sur une requête fondée sur le troisième de ces textes est le président du tribunal susceptible de connaître de l’instance au fond ou celui du tribunal dans le ressort duquel les mesures d’instruction in futurum sollicitées doivent, même partiellement, être exécutées » (Civ. 2e, 22 oct. 2020, n° 19-14.849 P, D. 2020. 2122 ; ibid. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Rev. prat. rec. 2021. 7, chron. O. Cousin, F. Kieffer et Rudy Laher ; 2 juill. 2020, n° 19-21.012 P, Dalloz actualité, 15 sept. 2020, obs. M. Kebir ; D. 2021. 207, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Com. 13 sept. 2017, n° 16-12.196, Bull. civ. IV, n° 113 ; Dalloz actualité, 20 sept. 2017, obs. L. Dargent ; D. 2017. 1767 ; ibid. 2018. 692, obs. N. Fricero ; ibid. 2019. 157, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ contrat 2017. 540, obs. E. Duminy ; Rev. sociétés 2018. 19, note J. Heinich ; Civ. 2e, 15 oct. 2015, nos 14-17.564 et 14-25.654, Bull. civ. II, n° 233 ; Dalloz actualité, 30 oct. 2015, obs. M. Kebir ; D. 2015. 2133 ; ibid. 2016. 449, obs. N. Fricero ; ibid. 736, chron. H. Adida-Canac, T. Vasseur, E. de Leiris, G. Hénon, N. Palle, L. Lazerges-Cousquer et N. Touati ; ibid. 2535, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ). Cette dernière solution était d’ailleurs pleinement justifiée : lorsque les mesures ne doivent pas être exécutées au lieu où demeure le défendeur potentiel (par exemple chez un tiers), il est possible que le juge appartenant au tribunal appelé à connaître du fond ne soit pas le même que celui attaché au tribunal dans le ressort duquel les mesures doivent être exécutées.
L’arrêt commenté semble donc opérer une volte-face ! Pour éviter d’y voir la source d’une nouvelle querelle quant à la compétence territoriale du juge en matière de requêtes, il est tentant de s’attacher à la circonstance particulière qu’avaient été déposées plusieurs « requêtes identiques » visant plusieurs sociétés qui n’étaient pas domiciliées dans le ressort du même tribunal. À dire vrai, cela n’aurait pourtant rien dû changer à l’affaire. Car le seul constat que le tribunal fût susceptible de connaître du fond du litige aurait dû permettre au juge de statuer sur l’ensemble des requêtes. L’arrêt commenté est donc la source de nouvelles incertitudes.
L’étendue des mesures pouvant être ordonnées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile
La seconde question portait sur l’étendue des mesures qui peuvent être ordonnées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile.
Chacun sait que l’article 145 du code de procédure civile est un peu elliptique : il se borne à souligner que le juge ne peut ordonner que les mesures d’instruction « légalement admissibles » sans davantage en circonscrire l’étendue.
La Cour de cassation dans le présent arrêt rappelle que l’étendue des mesures d’instruction est enfermée entre deux bornes. En premier lieu, parce que les mesures d’instruction ne doivent pas tourner à la « perquisition » (R. Perrot, obs. ss Civ. 2e, 16 mai 2012, RTD civ. 2012. 769 ), les seules mesures légalement admissibles sont celles qui sont « circonscrites dans le temps et dans leur objet ». Cela n’a rien d’une nouveauté (Civ. 2e, 21 mars 2019, n° 18-14.705 NP, D. 2019. 2374, obs. Centre de droit de la concurrence Yves Serra (CDEDEA n° 4216) ; 11 mai 2017, n° 16-16.966 NP ; 6 janv. 2011, n° 09-72.841 NP). Cela étant dit, il ne faut pas croire qu’il suffit que les mesures d’instruction soient circonscrites pour être légalement admissibles ; encore faut-il qu’elles le soient « suffisamment ». En second lieu, les mesures d’instruction ordonnées doivent être « proportionnées à l’objectif poursuivi » (v. déjà Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309 P, Dalloz actualité, 14 avr. 2021, obs. T. Goujon-Bethan ; ).
Ces deux bornes étant fixées, la Cour de cassation en déduit la conduite que doit tenir le juge : il lui appartient de « vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l’exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence » (v. déjà Civ. 2e, 25 mars 2021, préc.). En somme, le temps et l’objet de la mesure doivent être appréciés au regard de la nécessité de ne pas porter une atteinte excessive aux droits d’autrui.
Dans la présente affaire, la cour d’appel avait bien relevé que les mesures d’instruction ne ciblaient ni des documents personnels ni des documents couverts par un secret d’ordre professionnel ou médical et que les fichiers qui devaient être appréhendés étaient identifiés au moyen de mots-clés. Ce faisant, les mesures d’instruction étaient effectivement circonscrites. Cependant, et c’est ce qui est relevé par la Cour de cassation, les mots-clés étaient constitués de « termes génériques » ainsi que des prénoms, noms et appellations des personnes contre lesquelles les mesures d’instruction avaient été sollicitées. Il était donc à craindre que l’exécution des mesures conduise à appréhender bien d’autres fichiers que ceux nécessaires à la preuve des faits de concurrence déloyale et de dénigrement et, plus particulièrement, des documents couverts par le secret des affaires. C’est la raison pour laquelle la Cour de cassation censure l’arrêt pour défaut de base légale : la cour d’appel aurait dû rechercher si les mesures d’instruction étaient « suffisamment » circonscrites et si « l’atteinte portée au secret des affaires était limitée aux nécessités de la recherche des preuves en lien avec le litige et n’était pas disproportionnée au regard du but poursuivi ».
La cour d’appel de renvoi devra rechercher si des mesures d’instruction dont l’objet aurait été davantage restreint et le temps plus limité n’auraient pas été suffisantes pour assurer l’exercice du droit à la preuve. Deux éléments plaident en faveur d’une réponse affirmative. D’une part, les mesures ne paraissaient pas cibler les seuls documents établis concomitamment aux faits de dénigrement ou de concurrence déloyale. D’autre part, les mots-clés utilisés étaient « génériques » (Google, accord, entente, salarié, avis, Linkedin) : peut-être que l’ajout du nom de la société victime des faits de dénigrement et de concurrence déloyale aurait permis de circonscrire davantage la mesure sans lui faire perdre toute son efficacité. En revanche, il faut noter que l’huissier devait demeurer séquestre des documents saisis jusqu’à ce qu’intervienne une décision de justice contradictoire. Cela n’est pas très différent du mécanisme de placement sous séquestre provisoire institué par le décret n° 2018-1126 du 11 décembre 2018 (qui n’était pas encore entré en vigueur dans la présente affaire). De la sorte, il est permis de se demander si la mission de l’huissier de justice n’était pas d’opérer un premier tri avant qu’il soit discuté des éléments devant effectivement être remis à la société requérante, ce qui tempérait l’atteinte au secret des affaires et, plus largement, aux droits des sociétés visées par les requêtes (rappr. Com. 17 janv. 2018, n° 15-29.114 NP).
La conciliation du droit à la preuve et du secret des affaires
Dans quelle mesure le droit à la preuve, qui est exercé au travers des mesures d’instruction ordonnées sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, peut-il porter atteinte au secret des affaires ?
Cette dernière question n’appelle pas de réponse tranchée. Certes, il est acquis que le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle au prononcé d’une mesure d’instruction préventive (Com. 18 oct. 2017, nos 16-15.891 et 16-15.903 NP ; Civ. 2e, 23 juin 2016, n° 15-19.671, Bull. civ. II, n° 170 ; Dalloz actualité, 8 juill. 2016, obs. M. Kebir ; RTD civ. 2017. 482, obs. N. Cayrol ; ibid. 487, obs. N. Cayrol ; Com. 19 mars 2013, n° 12-13.880 NP ; Civ. 2e, 7 janv. 1999, n° 95-21.934, Bull. civ. II, n° 4 ; D. 1999. 34 ), à l’instar du respect de la vie personnelle (Soc. 7 déc. 2016, n° 14-28.391 ; 19 déc. 2012, n° 10-20.526 et 10-20.528, Bull. civ. V, n° 341 ; Dalloz actualité, 18 janv. 2013, obs. M. Peyronnet ; D. 2013. 92 ; ibid. 1026, obs. P. Lokiec et J. Porta ; ibid. 2802, obs. P. Delebecque, J.-D. Bretzner et I. Darret-Courgeon ; 23 mai 2017, n° 05-17.818, Bull. civ. V, n° 84 ; D. 2007. 1590 , obs. A. Fabre ; Dr. soc. 2007. 951, chron. J.-E. Ray ; RTD civ. 2007. 637, obs. R. Perrot ) ; il en découle que le juge ne saurait rejeter la demande de mesure d’instruction en se bornant à constater qu’elle se heurte au secret des affaires.
Pour autant, le droit à la preuve n’accorde pas un blanc-seing à celui qui prétend l’exercer. La Cour européenne des droits de l’homme a esquissé les principes applicables en la matière lorsqu’il a été argué devant elle qu’un juge s’était fondé sur des éléments portant atteinte à la vie privée. Et elle a raisonné en s’appuyant sur la lettre de l’article 8, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme dont chacun sait qu’elle autorise des ingérences dans le droit dû au respect de la vie privée : elle a ainsi jugé que l’exercice du droit à la preuve, en ce qu’il tend à la protection des droits et libertés d’autrui, poursuit un but légitime permettant de porter atteinte au respect dû à la vie privée ; mais encore faut-il que l’atteinte qui en résulte soit proportionnée au but poursuivi et, partant, nécessaire (CEDH 10 oct. 2006, L.L. c. France, req. n° 7508/02, § 46, D. 2006. 2692 ; RTD civ. 2007. 95, obs. J. Hauser ).
C’est une méthode analogue qu’utilise la Cour de cassation pour concilier le droit à la preuve avec un certain nombre de droits au secret (Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309, préc. ; Com. 15 mai 2019, n° 18-10.491 P, Dalloz actualité, 17 juin 2019, obs. M. Kebir ; D. 2019. 1595 , note H. Michelin-Brachet ; ibid. 2009, obs. D. R. Martin et H. Synvet ; ibid. 2020. 170, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; Soc. 16 nov. 2016, n° 15-17.163 NP ; Civ. 1re, 25 févr. 2016, n° 15-12.403, Bull. civ. I, n° 48 ; Dalloz actualité, 14 mars 2016, obs. N. Kilgus ; D. 2016. 884 , note J.-C. Saint-Pau ; ibid. 2535, obs. J.-D. Bretzner et A. Aynès ; AJ pénal 2016. 326, obs. D. Aubert ; RTD civ. 2016. 320, obs. J. Hauser ; ibid. 371, obs. H. Barbier ). Dans l’arrêt commenté, elle en fait application pour concilier le droit à la preuve et le secret des affaires : « si le secret des affaires ne constitue pas en lui-même un obstacle à l’application des dispositions de l’article 145 du code de procédure civile, c’est à la condition que le juge constate que les mesures qu’il ordonne procèdent d’un motif légitime, sont nécessaires à la protection des droits de la partie qui les a sollicitées, et ne portent pas une atteinte disproportionnée aux droits de l’autre partie au regard de l’objectif poursuivi ». Sur ce point encore, l’arrêt rendu par la cour d’appel est censuré pour défaut de base légale. Certes, elle avait bien affirmé qu’il n’y avait aucune atteinte disproportionnée au secret des affaires ; mais elle ne l’avait pas véritablement justifié, sinon en soulignant que les documents couverts par le secret professionnel n’étaient pas visés par la mesure d’instruction ! C’était trop peu et une recherche plus approfondie s’imposait.