Réformer la lutte anticorruption: retour sur le rapport Gauvin/Marleix

La loi du 6 décembre 2016 dite « Sapin 2 » a opéré une évolution considérable de la lutte contre la corruption en France. Au lieu de se focaliser sur la pure répression, le législateur a réorienté en incitant à la prévention, avec l’obligation pour les plus grandes entreprises de déployer des dispositifs de compliance anticorruption cohérents, inspiré des pratiques étrangères les plus abouties, notamment celles des États-Unis. Bien entendu, tout cela est placé sous le contrôle d’une autorité, l’Agence française anticorruption, créée à cette occasion.

Presque cinq ans plus tard, le Parlement a procédé à une évaluation de l’impact de la loi, pour apprécier des évolutions obtenues, mesurer les marges de progression envisageables et, surtout, préconiser les adaptations appropriées.

Telle est la mission considérable confiée aux deux députés Raphaël Gauvain et Olivier Marleix, qui ont déposé leur rapport le 7 juillet 2021, qui présente 50 propositions (Dalloz actualité, 7 juill. 2021, interview P. Januel).

Prévention et détection de la corruption

La première partie du rapport est consacrée au dispositif de prévention et détection de la corruption dans son ensemble, et surtout à l’action de l’Agence française anticorruption.

Les rapporteurs proposent de supprimer la condition de localisation en France du siège social de la société mère, afin de soumettre aux obligations de l’article 17 les petites filiales de grands groupes étrangers établies en France. C’est une mesure souhaitée par nombre de praticiens, qui permettrait à la France de bénéficier d’une forme d’extraterritorialité qui lui fait défaut.

Les autres propositions de cette partie sont consacrées à l’AFA. Certaines visent à réformer la procédure de contrôle (en encadrant les délais notamment), d’autres la procédure de sanctions, en limitant la saisine directe de la commission des sanctions et en faisant précéder cette saisine d’une mesure d’injonction. C’est la conséquence des décisions de relaxe rendues par la commission dans les deux affaires dont elle a été saisie, les entreprises visées s’étant mises en conformité avant l’audience. La confidentialité des débats est aussi souhaitée. Le rapport préconise aussi que l’AFA accentue ses actions de conseil. Les praticiens savent pourtant que la sous-direction du conseil ne ménage pas ses efforts, publiant recommandations et guides, multipliant les échanges et conférences à vertu pédagogique. Le sujet est en réalité celui du budget alloué à l’AFA, qui ne lui donne pas les moyens nécessaires pour faire plus encore.

La proposition 10 est importante : renforcer le pilotage gouvernemental de la lutte contre la corruption en réunissant régulièrement un comité interministériel spécialisé, présidé par le Premier Ministre, et dont l’Agence française anticorruption assurerait le secrétariat permanent. Le GRECO a critiqué vertement la France en janvier 2020, notant l’insuffisant engagement des plus hautes instances politiques, visant même la présidence de la République, qui pourrait utilement être représentée à ces comités.

La proposition 11 va faire naître plus de débats : la fusion-absorption de l’AFA – service interministériel – par la HATVP – autorité indépendante, pour créer une « Haute autorité de la probité ». Sans doute la transformation de l’AFA en autorité administrative indépendante, avec des moyens plus conséquents, est souhaitable. Peut-être la coexistence de deux autorités en matière de probité serait-elle une redondance administrative partielle.

Mais l’absorption envisagée ne doit pas faire oublier que, si la corruption peut être liée à des acteurs publics, il existe une corruption privée, entre acteurs privés exclusivement, qui est infiniment plus développée que la corruption publique et tout aussi redoutable. Il faut également s’assurer que l’autorité ait une connaissance du fonctionnement des entreprises, ce que la HATVP n’a pas eu à développer compte tenu de ses attributions actuelles.

Convention judiciaire d’intérêt public

La deuxième partie est consacrée à la Convention judiciaire d’intérêt public (CJIP).

Cet outil inspiré du deferred prosecution agreement des États-Unis est une avancée majeure dans la procédure pénale. Il est enfin acté qu’il peut être plus adapté de convenir d’une sanction financière lourde que de mobiliser les services de l’État et porter atteinte durablement à la réputation des entreprises, en engageant une procédure pénale lourde, longue, et au retour sur investissement moindre pour les pouvoirs publics. Une appropriation plus générale de cet outil par les parquets (seuls 3 s’en servent à ce jour, PNF, Paris et Hauts-de-Seine) et une extension des infractions concernées seraient souhaitables. Les propositions formulées vont en ce sens et visent également à rassurer les entreprises et les inciter à solliciter d’elles-mêmes cette mesure. Les freins existants sont le manque de visibilité et de sécurité, et l’absence de confidentialité des échanges avec le parquet tant que la CJIP n’est pas signée. Le rapport préconise précisément que la prise en compte de la révélation spontanée et de la coopération soit clairement valorisée (c’est le cas en pratique, mais là un barème public est proposé), et que les échanges soient confidentiels. Enfin, des mesures demandées depuis longtemps par les praticiens sont proposées, comme d’assouplir les conditions d’engagement de la responsabilité pénale des personnes morales.

Deux propositions concernent l’enquête interne. La première est très générale : « Favoriser le recours à l’enquête interne, en encadrant davantage son usage et en offrant plus de garanties aux personnes physiques. ». Il y a tout de même un encadrement jurisprudentiel strict, notamment par la chambre sociale de la Cour de cassation, visant à sécuriser précisément les salariés auditionnées comme témoins ou mis en cause. Il est aussi proposé : « Assurer l’indépendance de l’enquêteur interne : permettre au parquet de demander la nomination d’un mandataire ad hoc ou la création d’un comité spécial, afin de mener l’enquête interne, de négocier la CJIP et de représenter l’entreprise en justice. » Mais l’entreprise doit déjà choisir son enquêteur sur des critères de compétence et d’impartialité (exigée par la jurisprudence). En imposant l’enquêteur, l’enquête n’est plus interne, elle devient administrative ou judiciaire.

Enfin, sur cette partie, revient la proposition de « Renforcer la confidentialité des avis juridiques, et réfléchir à l’instauration d’un legal privilege à la française ». L’auteur de ces lignes n’a jamais caché être favorable à la réforme de l’avocat en entreprise. Rien en pratique ne rend inconciliable le fait d’être salarié en entreprise avec le respect plein des principes essentiels de la profession d’avocat et sa déontologie. Les projets sont prêts. Dans l’attente, puisque la profession d’avocat retarde une réforme qui pourtant lui bénéficierait politiquement et économiquement, il est urgent de sécuriser la confidentialité des avis des juristes d’entreprises comme le demandent leurs associations représentatives.

Statut des lanceurs d’alerte

La troisième partie est consacrée au « statut des lanceurs d’alertes », en réalité plus généralement au régime des alertes.

On peut s’étonner que plusieurs préconisations soient en réalité déjà adoptées puisque figurant dans la directive européenne en cours de transposition (par ex., le soutien financier aux lanceurs d’alertes, le fait de pouvoir déposer directement une alerte auprès des autorités, ou garantir l’indépendance des dispositifs de recueil – sur ce dernier élément la directive demande même « l’impartialité », ce qui va plus loin que la seule indépendance, pourtant seule retenue dans la proposition de transposition).

Il faudrait surtout rappeler que le déploiement d’un dispositif d’alertes n’est pas une contrainte mais un moyen sans équivalent pour les entités concernées d’être informées de ce qui se passe en leur sein, dont elles sont elles-mêmes victimes, de se sécuriser et de sécuriser en même temps leurs équipes, leurs cocontractants, leurs investisseurs.

Registre des représentants d’intérêts

Enfin, la quatrième partie est consacrée au registre des représentants d’intérêts. Un encadrement plus poussé des représentants d’intérêts est préconisé, de même qu’inclure le président de la République et les membres du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État parmi les décideurs publics envers lesquels les actions de représentation d’intérêts doivent être déclarées qu’une extension des autorités concernées.

Plus intéressant, il est proposé que les décideurs publics eux-mêmes communiquent la liste des représentants d’intérêts qu’ils ont sollicités ou qui sont entrés en contact avec eux. On peut regretter qu’il ne soit proposé que des « encourager » à le faire, de surcroît « en interne », la HATVP pouvant consulter la liste au lieu de la recevoir systématiquement.

Il reste tout de même assez surprenant que les obligations de registre et de déclaration continuent à ne peser que sur les représentants d’intérêts et non sur les décideurs eux-mêmes, alors que seuls ces derniers ont des fonctions de représentation ou de puissance publique, et qu’ils sont seuls véritablement redevables auprès des citoyens.

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En conclusion, la législation française n’est pas si mauvaise que certains se plaisent à le dire. Certes le classement de la France dans certains classements n’évolue pas, mais les critères sont discutables, incluant le fait par exemple que d’anciens dirigeants soient poursuivis pour corruption alors que les faits sont anciens et surtout que cela démontre que la justice française ne favorise pas les puissants. Les entreprises françaises se sont véritablement investies dans l’anticorruption, et se développe même peu à peu une forme de cercle vertueux (disons un commencement pour ne pas paraître naïf), puisque des entreprises sous le seuil de l’article 17 déployant des dispositifs structurés pour démontrer leur engagement éthique à leurs cocontractants, notamment clients, eux-mêmes assujettis.

L’AFA quant à elle n’a certainement pas démérité, tant dans ses prérogatives de conseil et de contrôle, avec des moyens très limités. Elle a même fait évoluer ses recommandations et ses pratiques, montrant un réel pragmatisme.

Évidemment, des améliorations sont souhaitables, des sécurisations sont nécessaires. Le rapport va indéniablement dans ce sens.

Il faudra l’accompagner d’une pédagogie renforcée.

Auprès des entités publiques et aux administrations, une piqûre de rappel est nécessaire : l’équivalent public d’une entreprise assujettie à l’article 17, c’est une commune de 80 000 habitants. Combien d’entre elles, combien de départements, régions, administrations de l’État ont une cartographie des risques, une politique d’évaluation des tiers, un dispositif d’alertes. Trop peu encore. Les entreprises privées ont souvent le sentiment qu’elles sont seules sollicitées, même si les dernières recommandations ont consacré une partie importante et nécessaire aux acteurs publics.

Auprès des entreprises privées et de leurs dirigeants, qui observent à juste titre qu’une démarche anticorruption est un investissement lourd, en moyens matériels, financiers et humains, le message essentiel à porter est que c’est en réalité un investissement rentable. La compliance bien pensée, bien implémentée, est un levier de croissance.

Auteur d'origine: Dargent
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Invité
mardi 23 avril 2024

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