Marque tridimensionnelle : de la distinctivité du tube de rouge à lèvres Guerlain

Marque tridimensionnelle : de la distinctivité du tube de rouge à lèvres Guerlain

La société Guerlain a déposé une demande de marque tridimensionnelle auprès de l’Office européen le 17 septembre 2018, afin de faire enregistrer en tant que marque la forme du tube de rouge à lèvres intitulé « Rouge G de Guerlain » et dont la représentation est reproduite ci-dessous. Cette demande d’enregistrement a été rejetée par l’EUIPO le 21 août sur le fondement de l’article 7, § 1, sous b), du règlement (UE) 2017/1001 du 14 juin 2017, au motif que la forme du tube de rouge à lèvres n’était pas distinctive. Guerlain a alors formé un recours contre cette décision de rejet le 14 octobre 2019 devant la première chambre de recours de l’EUIPO. Le 2 juin 2020, cette dernière a confirmé la décision de l’EUIPO, invoquant le fait que la forme cylindrique du tube de rouge à lèvres en question ne se distinguait pas nettement des autres produits présents sur le marché concerné. C’est de cette décision que le Tribunal de l’Union européenne a été saisi.

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La protection de la forme d’un produit en tant que marque tridimensionnelle

De même qu’il est possible d’enregistrer un signe en tant que marque figurative ou encore une suite de lettres en tant que marque verbale, la forme d’un produit peut être enregistrée en tant que marque tridimensionnelle. Cet enregistrement permet de protéger l’aspect d’un produit lorsque ce dernier présente une certaine particularité.

Pour être valable, la marque tridimensionnelle doit respecter les mêmes conditions que tout autre type de marque. Ainsi, seule une marque licite (règl. [UE] 017/1001, art. 7, § 1, ss f), disponible (art. 8, § 1), susceptible de représentation graphique (art. 4, ss b) et distinctive (art. 7, § 1, ss b), pourra faire l’objet d’un enregistrement. Par ailleurs et compte tenu de la spécificité de la marque tridimensionnelle, l’article 7, § 1, sous e) du règlement (UE) 2017/1001 précise que ne peut être enregistré en tant que marque tridimensionnelle un signe « constitué exclusivement […] par la forme, ou une autre caractéristique, imposée par la nature même du produit ; […] nécessaire à l’obtention d’un résultat technique ; […] ou une autre caractéristique du produit, qui donne une valeur substantielle au produit ». En vertu de cet article, un produit dont la forme n’est guidée que par sa fonction ne pourra pas faire l’objet d’un enregistrement à titre de marque.

Les marques tridimensionnelles, qui ne sont pas sans rappeler la protection conférée par le droit des dessins et modèles, font l’objet d’une jurisprudence abondante en ce qui concerne le respect de ces différentes conditions, et plus particulièrement concernant la condition de distinctivité. Ont notamment fait l’objet d’une annulation la marque tridimensionnelle protégeant la forme du Rubik’s Cube (Trib. UE 24 oct. 2019, Rubik’s Brand Ltd. c. EUIPO, aff. T-601/17, Dalloz actualité, 14 nov. 2019, obs. A. Beyens) ou encore celle protégeant la forme des célèbres briques Lego (CJUE 14 sept. 2010, Lego Juris c. OHMI, aff. C-48/09 P, Dalloz actualité, 4 oct. 2010, obs. J. Daleau).

Bien que le respect de ces conditions par la marque tridimensionnelle de Guerlain ait été remis en cause par deux fois par l’EUIPO, le Tribunal de l’Union européenne a conclu à sa validité.

Le tube de rouge à lèvres Guerlain, une marque tridimensionnelle distinctive

Une marque est distinctive lorsqu’elle permet au consommateur d’identifier l’origine du produit ou du service sur lequel elle est apposée. Afin de déterminer quel consommateur prendre en compte, la jurisprudence s’appuie sur la notion de « public pertinent ». Cette distinctivité s’apprécie in concreto, au jour du dépôt de la marque et sur l’ensemble des territoires visés par le dépôt.

Afin de démontrer le caractère distinctif de sa marque, la société Guerlain invoquait certaines caractéristiques particulières du tube de rouge à lèvres, permettant selon elle de lui reconnaître un caractère distinctif. Ses arguments étaient les suivants : le tube ne contient aucune surface plane, il évoque la forme d’une coque de bateau ou d’un couffin, il comprend une encoche rectangulaire sur le côté du tube pouvant s’apparenter à une charnière ainsi qu’un relief de forme ovale situé au milieu du tube, permettant son verrouillage et déverrouillage. La société invoquait également le fait que, compte tenu de ces différentes caractéristiques, le tube de rouge à lèvres ne peut être maintenu à la verticale, et ce compte tenu de l’absence de tout angle droit.

À l’inverse, l’EUIPO soutenait que certaines des caractéristiques invoquées par la société étaient seulement guidées par la fonction technique du produit (à l’image de la forme ovale située au milieu du tube) ou constituaient une simple adaptation d’éléments présents au sein de produits concurrents.

En réponse à ces différents arguments, le Tribunal rappelle tout d’abord que l’appréciation du caractère distinctif d’une marque ne dépend pas de la nouveauté ou de l’originalité du produit, mais bien de sa capacité à être identifiée par les consommateurs. Toutefois, bien que l’apparence du produit revête une importance particulière en ce qui concerne les marques tridimensionnelles, l’appréciation de leur distinctivité ne doit pas s’apparenter à une évaluation de la qualité ou de la beauté d’un produit.

Ensuite, le Tribunal relève les caractéristiques spécifiques dudit tube, et notamment l’absence de surface plane ou de ligne droite, la présence d’une encoche semblable à une charnière sur un des côtés du tube, sa forme ovale ainsi que sa ressemblance avec une coque de bateau ou un couffin. Le Tribunal constate que, du fait de ces particularités, le tube ne peut être présenté qu’à l’horizontale – à la différence des autres produits – allant jusqu’à qualifier sa forme d’« inhabituelle » (§ 49 de la décis.), d’« insolite » (§ 53) ou encore de « fantaisiste » (§ 55).

Enfin, compte tenu de ces différentes spécificités, le Tribunal reconnaît au tube de rouge à lèvres Guerlain un caractère distinctif.

Toutefois, lorsque le dépôt concerne une marque tridimensionnelle, bien qu’aucune originalité ne soit nécessaire, la forme doit se distinguer des habitudes du secteur pour acquérir un caractère distinctif.

Le tube de rouge à lèvres Guerlain, une forme divergeant de manière significative des habitudes du secteur

Bien que le tube de rouge à lèvres Guerlain dispose d’un certain nombre de caractéristiques spécifiques, il ne peut être considéré comme distinctif que si ces particularités permettent au public pertinent de le distinguer des produits concurrents.

À ce titre, le Tribunal rappelle que la marque tridimensionnelle doit « diverger de manière significative de la norme ou des habitudes du secteur concerné » pour être considérée comme distinctive (§ 41). À l’inverse, une forme usuelle ou banale du fait des habitudes du secteur ne pourrait être considérée comme distinctive. Tel est notamment le cas d’une bouteille en plastique contenant un produit alimentaire (CJCE 25 oct. 2007, Develey c. OHMI, aff. C-238/06 P, RTD eur. 2008. 927, obs. J. Schmidt-Szalewski image) ou encore d’un papier essuie-tout (TPI 17 janv. 2007, Georgia-Pacific c. OHMI, aff. T-283/04) dont les formes s’apparentent à ce qui est pratiqué par leurs concurrents dans le même secteur.

Afin de contester le caractère distinctif de la marque tridimensionnelle déposée par la société, l’EUIPO invoquait le fait que le marché du rouge à lèvres se caractérise par une variété importante de formes de tubes. Il fournissait à l’appui de son raisonnement des images représentant des tubes de rouge à lèvres cylindriques de sociétés concurrentes. Compte tenu du nombre important de formes existantes, les particularités invoquées par la société Guerlain ne permettaient donc pas, selon lui, de créer une impression de nouveauté auprès du consommateur. Ainsi, aucune divergence significative avec la norme ou les habitudes du secteur n’était constituée.

Or l’analyse du Tribunal diffère également sur ce point. Ce dernier considère que le fait qu’un secteur se caractérise par la diversité de forme des produits proposés ne permet pas de déterminer que toute nouvelle forme sera dénuée de distinctivité. De ce fait, une forme constituant une variante de la forme usuelle du produit peut également être enregistrée en tant que marque tridimensionnelle.

Plus précisément, le Tribunal relève que la majorité des tubes de rouge à lèvres distribués sur le marché sont de forme cylindrique, contiennent des angles droits et peuvent être entreposés à la verticale. À l’inverse, la forme du tube Guerlain rappelle une coque de bateau ou d’un couffin, ne contient aucun angle droit et ne peut être présentée qu’à l’horizontale. Le Tribunal en déduit donc qu’il diverge de manière significative de la forme des tubes de rouge à lèvres habituellement commercialisés, cette distinctivité étant également renforcée par sa présentation inhabituelle.

Compte tenu de l’existence de ces caractéristiques spécifiques, le Tribunal de l’Union européenne a considéré que le tube de rouge à lèvres Guerlain se distingue nettement des produits similaires commercialisés par les entreprises concurrentes. Étant à même d’indiquer l’origine du produit au consommateur, il dispose d’un caractère distinctif.

Le Tribunal de l’Union européenne annule donc la décision rendue par la première chambre de recours de l’EUIPO, acceptant de facto l’enregistrement du tube de rouge à lèvres en tant que marque tridimensionnelle.

À l’occasion de cet arrêt, le Tribunal rappelle que l’exigence de distinctivité doit être appréciée de la même manière, qu’il s’agisse d’une marque tridimensionnelle ou de tout autre type de marque. Toutefois, compte tenu de leur particularité, la preuve de leur distinctivité peut s’avérer plus difficile à rapporter. Cette difficulté s’explique notamment par le fait que le public pertinent est plus habitué aux marques verbales ou figuratives et « n’a pas pour habitude de présumer l’origine des produits en se fondant sur leur forme » (§ 17).

(Original publié par nmaximin)
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