La Cour de cassation ouvre la voie à une mise en examen de Lafarge pour complicité de crime contre l’humanité

La Cour de cassation ouvre la voie à une mise en examen de Lafarge pour complicité de crime contre l’humanité

L’intégration du crime contre l’humanité au droit pénal français est relativement récente, et met toujours en tension les principes fondamentaux du droit pénal (il s’agit notamment de la seule infraction imprescriptible en droit français. Par ailleurs, certains faits justificatifs ne sont applicables - comme l’ordre de la loi ou le commandement de l’autorité légitime). Dans l’arrêt n° 19-87.367, la Cour a répondu par l’affirmative à la question de savoir si le « droit commun » devait s’appliquer à la complicité de crime contre l’humanité. Dans deux autres arrêts nos 19-87.036 et 19-87.031, les juges ont par ailleurs fait une interprétation restrictive des conditions de constitution de partie civile des associations, notamment en ce qui concerne les infractions à caractère terroriste.

L’application du « droit commun » à la complicité de crime contre l’humanité

La confirmation de la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation

Pour mémoire, la société de droit syrien Lafarge Cement Syria (LCS), détenue à 98 % par le groupe français Lafarge SA, a maintenu en activité une cimenterie en Syrie entre 2012 et 2015, alors même que différents groupes armés, dont notamment l’organisation dite de « l’État islamique » (EI), occupaient le territoire. Dans le même temps, LCS aurait versé 15 562 261 $ à certains groupes terroristes en Syrie, dont l’EI.

Pour ces faits, la société Lafarge SA avait été mise en examen par le juge d’instruction le 28 juin 2018, notamment pour complicité de crimes contre l’humanité. Toutefois, cette mise en examen a été annulée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris le 7 novembre 2019 au motif que les versements d’argent aux groupes terroristes ne manifestaient pas une adhésion à leurs projets criminels.

La chambre de l’instruction avait retenu que le dol général, à savoir le versement de sommes d’argent à des groupes combattants en Syrie en connaissance des exactions commises par celui-ci, et le dol spécial, à savoir l’adhésion du complice au plan concerté de l’auteur du crime contre l’humanité, n’étaient pas caractérisés en l’espèce.

La chambre criminelle écarte clairement ce raisonnement et ouvre pour la première fois la voie à la mise en examen d’une personne morale pour complicité de crime contre l’humanité.

En effet, l’article 121-7 du code pénal, prévoyant le régime général de la complicité en droit pénal français, requiert simplement que le complice ait sciemment facilité la préparation ou la consommation d’un crime. Il ressort également de la jurisprudence constante de la Cour de cassation que l’élément moral du complice est distinct de celui de l’auteur et qu’il n’est pas nécessaire de caractériser chez le premier la même intention criminelle que chez le second (Crim. 9 nov. 1992, Bull. crim. n° 364). En l’espèce donc, la Cour de cassation a jugé que la chambre de l’instruction n’avait pas à exiger un dol spécial de la part de la société Lafarge SA.

Dans sa décision du 23 janvier 1997 rendue dans l’affaire Papon, la Cour de cassation estimait déjà qu’il n’était pas nécessaire que le complice ait appartenu à l’organisation ayant commis les crimes contre l’humanité, ou qu’il ait adhéré à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux (Crim. 23 janv. 1997, n° 96-84.822, D. 1997. 147 image, note J. Pradel image ; ibid. 249, chron. J.-P. Delmas Saint-Hilaire image). En cassant l’annulation de la mise en examen de Lafarge SA pour complicité de crime contre l’humanité, la Cour reste donc fidèle à sa jurisprudence antérieure.

Le but commercial de la société n’empêche pas l’engagement de sa responsabilité en tant que complice de crime contre l’humanité

Une des innovations majeures de cet arrêt n° 19-87.367 est que la Cour de cassation tranche pour la première fois la question de l’élément moral de la complicité de crime contre l’humanité en ce qui concerne une personne morale. Ce faisant, la Cour affirme que le but économique des grands groupes internationaux n’empêche pas leur mise en cause pour complicité de crimes s’ils en ont sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation.

Dans son avis à la Cour, le premier avocat général Frédéric Desportes concluait cependant au rejet du pourvoi des associations et défendait une solution de compromis entre la position de la chambre de l’instruction et celle finalement tenue par la Cour de cassation.

Selon lui, il n’est certes pas nécessaire que le complice ait adhéré au plan concerté de l’auteur du crime, mais il doit avoir eu l’intention de faciliter sa commission, ce qui ne serait pas le cas en l’espèce (avis de M. Desportes, premier avocat général, Crim. 7 sept. 2021, nos 19-87.031, 19-87.036, 19-87.040, 19-87.362, 19-87.367 et 19-87.376, pt 2.2.3.4.). Pourtant, les juges de cassation rejettent cette interprétation en affirmant qu’il « suffit [que le complice] ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation » (Crim. 7 sept. 2021, n° 19-87.367, pt 67).

Les crimes contre l’humanité, qui incluent en droit français le crime de génocide, sont considérés comme les crimes les plus graves. En adoptant une définition large de la complicité, fondée sur le droit commun et appliquée à des personnes morales, certains, dont le premier avocat général Frédéric Desportes, craignaient que le crime contre l’humanité perde de sa spécificité (crainte ancienne d’une banalisation, par exemple que l’extension de la qualification de crime contre l’humanité aux crimes commis à l’encontre des résistants pendant la Seconde guerre mondiale, Crim. 20 déc. 1985, n° 85-95.166, banalise le crime contre l’humanité).

L’infraction de crime contre l’humanité trouve en effet son origine dans le droit international (art. 9-c de la Chartes du Tribunal militaire international de Nuremberg [TMIN] de 1945) et n’a longtemps existé en droit français que par référence à la TMIN. Il a fallu attendre la réforme du code pénal de 1992 pour qu’une incrimination du crime contre l’humanité autonome du droit international soit introduite en droit français, codifiée à aux articles 211-1 et suivants du code pénal.

Il apparaît au contraire à la lecture de l’arrêt commenté que la Cour de cassation a entendu donner toute son effectivité à cette infraction, en l’intégrant pleinement dans le droit pénal commun, dans un souci de lutte contre l’impunité, sans que pour autant il puisse être considéré que cette incrimination en perde sa spécificité.

Les juges affirment en effet qu’une « interprétation différente des articles 121-7 et 212-1 du code pénal, pris ensemble, qui poserait la condition que le complice de crime contre l’humanité adhère à la conception ou à l’exécution d’un plan concerté, aurait pour conséquence de laisser de nombreux actes de complicité impunis, alors que c’est la multiplication de tels actes qui permet le crime contre l’humanité » (Crim. 7 sept. 2021, n° 19-87.367, pt 70).

À l’occasion de l’ouverture du colloque « 70 ans après Nuremberg – Juger le crime contre l’humanité » qui s’est tenu à la Cour de cassation le 30 septembre 2016, le premier président de la Cour de cassation Bertrand Louvel estimait, au sujet du Tribunal militaire international de Nuremberg, première juridiction à appliquer l’incrimination de crime contre l’humanité, que : « le temps de la raison d’État est fini, le temps est désormais résolument et définitivement, on l’espère, à la responsabilité d’État ». En ouvrant la voie à une mise en examen de Lafarge SA pour complicité de crime contre l’Humanité, la Cour de cassation étend cette responsabilité aux grands groupes internationaux.

À ce titre, il est intéressant de remarquer que la volonté d’appliquer le droit pénal commun aux crimes internationaux a marqué le développement du droit pénal international français, dans un souci de réprimer des actes qui, par leur gravité, ne pouvaient rester impunis (on peut notamment penser à la progressive application du droit pénal aux faits de guerre au lendemain de la Première Guerre mondiale).

Des précisions sur l’intérêt à agir des associations en matière d’infractions à caractère terroriste

Une appréciation restrictive de l’intérêt à agir des associations

Les constitutions de partie civile de l’association Sherpa et du European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR) étaient également contestées devant la Cour de cassation, sur le fondement des articles 2 et suivants du code de procédure pénale.

Les juges ont affirmé que les crimes contre l’humanité ne pouvaient pas être assimilés à des crimes économiques, quand bien même leurs supposés auteurs seraient des sociétés. Aussi, l’association Sherpa, qui a pour objet la lutte contre les crimes économiques, ne pouvait-elle pas justifier d’un intérêt à agir fondant sa constitution de partie civile pour ce crime. En revanche, le ECCHR, qui promeut le droit international humanitaire, peut agir en matière de crime de guerre et de crime contre l’humanité.

Dans le même sens, la Cour estime que les associations ne pouvaient pas déclencher la procédure par le moyen d’une constitution de partie civile par voie d’action pour les infractions de travail forcé et servitude, mais seulement s’y associer par voie d’intervention, après avoir obtenu l’accord des victimes, en application de l’article 2-22 du code de procédure pénale. 

Le financement du terrorisme ne peut pas causer un préjudice direct et personnel

Par son arrêt n° 19-87.036, la Cour de cassation fait également une interprétation restrictive des articles 2-9 et 706-16 du code de procédure pénale prévoyant les conditions de constitution de partie civile des associations regroupant des victimes d’infractions à caractère terroriste.

Les juges ont confirmé que l’association Life for Paris, qui regroupe les victimes des attentats de Paris du 13 novembre 2015, ne pouvait pas se constituer partie civile pour l’infraction de financement du terrorisme de l’article 421-2-2 du code pénal, le financement du terrorisme n’étant pas susceptible de provoquer un dommage direct.

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Ces trois arrêts affirment donc une application stricte du droit pénal en matière de crimes internationaux. Cela conduit à un double résultat : la répression des sociétés multinationales est renforcée, mais la mise en mouvement de l’action publique par voie d’action des associations est strictement encadrée, voire trop rigoureusement appréciée.

Force est toutefois de constater que ces arrêts prolongent la tendance jurisprudentielle actuelle tendant à étendre le champ de la responsabilité pénale des grands groupes de sociétés.

À ce titre, on peut par exemple rappeler le récent revirement de jurisprudence de la chambre criminelle qui permet aujourd’hui l’engagement de la responsabilité pénale de la société absorbante pour les comportements illégaux d’une société absorbée commis avant la fusion (Crim. 25 nov. 2020, n° 19-86.955, RTD com. 2021. 215, obs. B. Bouloc image). Les sociétés internationales sont maintenant amenées directement à répondre des infractions, y compris les plus graves, commises par leurs filiales en France ou à l’étranger.

Dans de telles conditions, il apparaît aujourd’hui primordial pour les entreprises de mettre en place des programmes de prévention du risque pénal et de développer une politique de compliance rigoureuse et déterminée pour lutter contre les atteintes aux droits humains.

Auteur d'origine: Thill
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