Une loi sur les médias contestée dès son adoption
En 2010, le Parlement hongrois adoptait sa « loi sur les médias » (loi CLXXXV sur les services médiatiques et les médias). Mais dès 2010, la représentante de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) indiquait que cette réforme hongroise violait les normes de l’OSCE, notamment en matière de liberté des médias. En 2011, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe fit également part de ses préoccupations concernant les effets de la loi hongroise sur la liberté d’expression. En 2012, le Conseil de l’Europe publiait un avis d’experts suggérant de nombreuses et importantes modifications à apporter à celle-ci. Le Parlement européen et la Commission européenne soulignaient par la suite des problèmes de conformité entre la loi hongroise et la directive sur les services de médias audiovisuels (dir. 2010/13/UE du Parlement européen et du Conseil, 10 mars 2010) ainsi que sur « l’acquis communautaire en général ». En 2015, la Commission européenne lui suggérait de réformer sa loi afin « d’améliorer la situation de la liberté des médias dans le pays, mais aussi modifier la perception de cette liberté par la population » (Comm. EDH, 22 juin 2015, avis n° 798/2015).
« Extrême-droite » : fait ou opinion ?
La société ATV, requérante, est un diffuseur indépendant fournissant des services audiovisuels par voie télévisée et internet. Le 26 novembre 2012, dans un discours prononcé en séance plénière de l’Assemblée nationale hongroise, le député Márton Gyöngyösi (du parti politique Jobbik) déclarait : « il est temps […] que nous évaluions le nombre de personnes d’origine juive, en particulier au sein des parlementaires et du gouvernement, il y en a qui présentent un risque pour la sécurité nationale ». Le 29 novembre 2012, la société requérante diffusait un reportage sur les préparatifs d’une manifestation organisée par plusieurs partis politiques sous le titre Manifestation de masse contre le nazisme. Cette manifestation devait se tenir en guise de protestation contre le parti politique Jobbik, impulsée par le discours du député Márton Gyöngyösi susvisé. Le présentateur de la société requérante présentait alors la nouvelle en déclarant : « une alliance sans précédent est sur le point de se matérialiser dimanche contre les remarques partiales de l’extrême droite parlementaire ».
Une mise à mal de la liberté d’expression en Hongrie ?
Après condamnation de la société ATV par la National Media and Infocommunications Authority (autorité administrative équivalente au Conseil supérieur de l’audiovisuel), la requérante saisit le tribunal administratif et du travail de Budapest, soutenant que le terme litigieux avait largement été utilisé et était donc peu susceptible d’influencer le public, que les médias internationaux qualifiaient le parti politique Jobbik de parti d’extrême droite, et que certaines des informations publiées sur le propre site internet de ce dernier contenaient ce terme. Le 30 septembre 2013, le tribunal fit droit au requérant, affirmant que, dès lors qu’un parti politique reconnaît son idéologie radicale, le fait de le qualifier de parti « d’extrême droite » ne constitue pas un jugement de valeur.
Le parti politique Jobbik demanda la révision du jugement devant la Kùria (Cour suprême de Hongrie). Le 16 avril 2014, celle-ci infirma le jugement du tribunal, condamnant la société requérante aux motifs que « le terme “extrême-droite” est une opinion, et non une déclaration de fait », que le parti Jobbik ne se considérant pas comme d’extrême droite, le décrire ainsi constitue un jugement de valeur « créant une association avec une position extrêmement radicale dans l’esprit du public, ayant ainsi une influence négative » (§ 12).
La société requérante introduisit finalement un recours constitutionnel, faisant valoir que les partis politiques sont régulièrement décrits à l’aide d’adjectifs qui sont acceptés par le grand public. Le terme décrivait selon la société la position de Jobbik au Parlement et devait être analysé selon une conception plus large, puisqu’« exprimé dans le cadre d’une manifestation déclenchée par un commentaire antisémite d’un membre de Jobbik » (§ 13). Mais le 6 décembre 2016, la Cour constitutionnelle rejeta la réclamation de la société requérante en affirmant principalement que l’article 12 de la loi hongroise sur les médias interdit d’émettre une opinion dès lors que le public n’est pas informé qu’il s’agit d’une opinion, et que ni l’opinion du grand public ni le fait pour un parti politique de se caractériser comme « d’extrême droite » ne sont selon la Cour des référentiels objectifs.
Une décision favorisant la liberté d’expression et soulignant l’existence de valeurs divergentes
C’est sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme que la société requérante décida de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) afin que soit reconnue l’atteinte à sa liberté d’expression. Cet article dispose en son paragraphe premier que « toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».
La société requérante estima ainsi que le terme « d’extrême droite » n’était pas le reflet de son opinion puisque son rattachement au parti Jobbik était de façon générale accepté en Hongrie. Elle soutint avoir employé ce terme avec bonne foi tout en contestant la position de la Cour constitutionnelle hongroise selon laquelle il ne devait au sein d’une société faire « aucun doute » quant à l’appartenance d’extrême droite d’un parti politique pour que ce terme ne constitue pas une opinion (§ 20). Elle ajouta que le métier de présentateur deviendrait impossible en cas d’obligation de constamment déclarer qu’un terme employé pouvait constituer un jugement de valeur (§ 21).
Dans la présente affaire, la CEDH s’est demandé si la restriction de la liberté d’expression de la société requérante était nécessaire dans une société démocratique (§ 40 ; v. CEDH 29 mars 2016, Bédat c. Suisse, req. n° 56925/08, § 48, Légipresse 2016. 206 et les obs.
Les multiples prétentions de la société requérante devant les juridictions hongroises et les multiples contre-arguments développés par ces dernières soulignent les divergences d’appréciation de la liberté d’expression entre la Hongrie et la CEDH. La doctrine tend à démontrer que l’atteinte portée à certaines libertés fondamentales par la Hongrie n’est pas un phénomène nouveau. Une doctrine rappelle en effet que le Parlement européen a, depuis 2011, régulièrement affirmé que différentes libertés, dont la liberté d’expression, étaient menacées par la Hongrie (M. Blanquet, L’Union européenne est-elle une Communauté ?, Rev. UE 2018. 507
Selon un autre auteur, « on assiste à une démarche de “nationalisation des valeurs” conduisant à “une rupture du consensus quant aux valeurs communes aux États membres de l’Union européenne” » (S. Pierré-Caps, Crise des valeurs de l’Union européenne ou crises des valeurs nationales, Rev. UE 2017. 402
Une décision quelque peu novatrice, bien que prévisible
Dans la présente affaire, un des juges de la CEDH précise que c’est « la première fois que la CEDH traite spécifiquement de l’imposition d’une telle obligation [de ne pas émettre un jugement de valeur] aux médias », bien que plusieurs États membres du Conseil de l’Europe exigent eux aussi que les médias du secteur privé et des services publics respectent les principes d’exactitude, d’impartialité et d’équité. Malgré tout, cette décision apparaît comme un des aboutissements de l’évolution jurisprudentielle de la CEDH en matière de liberté d’expression et de liberté de la presse. La CEDH énonce en effet clairement que la liberté d’expression bénéficie de la plus haute protection en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH 5 juill. 2016, Kurski c. Pologne, req. n° 26115/10, § 52-53), que la liberté d’expression constitue « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique […] [qu’] elle vaut non seulement pour les “informations” ou “idées” accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent » (CEDH 26 nov. 1991, Observer et Guardian c. Royaume-Uni, req. n° 13585/88, § 59, AJDA 1992. 15, chron. J.-F. Flauss
Aussi, elle accorde un pouvoir discrétionnaire aux médias afin de déterminer « les méthodes de reportage objectives et équilibrées » et souligne que ni la Cour ni les autorités nationales ne peuvent imposer de « techniques de reportages » aux journalistes (CEDH 23 sept. 1994, Jersild c. Danemark, req. n° 15890/89, § 31, AJDA 1995. 212, chron. J.-F. Flauss
Enfin, la Cour souligne l’autonomie éditoriale des journalistes lorsqu’ils communiquent des informations et des idées sur des sujets d’intérêt public (CEDH 21 févr. 2017, Orlovskaya Iskra, req. n° 42911/08, § 129, 130 et 134). La Convention européenne accorde ainsi une large autonomie aux journalistes couvrant des questions d’intérêt public, ce qui, selon la CEDH, était le cas de la société requérante.
Un degré de protection supplémentaire admis par le droit français ?
En droit interne, depuis un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 11 mars 2008 (Crim. 11 mars 2008, n° 06-84.712, Bull. crim. n° 59 ; Dalloz actualité, 7 avr. 2008, obs. S. Lavric ; D. 2008. 2256