« La situation de coemploi devrait rester exceptionnelle » et être « caractérisée lorsqu’il existe un tel état d’imbrication entre l’employeur déclaré et un tiers au contrat de travail, s’immisçant dans la gestion économique et sociale de l’entreprise, que cette dernière perd toute autonomie véritable ». Ces mots, écrits en 2013 par M. Pierre Bailly, conseiller à la Cour de cassation (Le coemploi : une situation exceptionnelle, JCP S 2013. 1441), contrastaient alors assez nettement avec le fait que cette situation – dans laquelle une société dominante est considérée comme coemployeur de salariés ayant conclu des contrats de travail avec une autre société, dominée – était fréquemment invoquée par des salariés licenciés pour motif économique, cherchant à engager la responsabilité de la société mère en tant que coemployeur.
C’est précisément pour freiner le contentieux relatif au coemploi que la chambre sociale de la Cour de cassation, en 2014, avait ajouté à la traditionnelle exigence d’une triple confusion – d’intérêts, d’activités et de direction – entre les coemployeurs (Soc. 18 janv. 2011, n° 09-69.199, Dalloz actualité, 14 févr. 2011, obs. L. Perrin ; D. 2011. 382
Les nombreux arrêts rendus par la chambre sociale semblent pourtant témoigner d’un attrait constant des plaideurs pour le coemploi, bien que celui-ci ne soit presque jamais reconnu (Soc. 6 juill. 2016, n° 14-27.266, Dalloz actualité, 7 juill. 2016, obs. O. Hielle ; D. 2016. 2096
En l’espèce, une société, reprise en 2010 par un groupe japonais, avait licencié ses salariés pour motif économique en 2012, en raison d’une cessation d’activité. Elle avait été placée en liquidation judiciaire en 2013. Les salariés, contestant ces licenciements, avaient saisi le juge prud’homal de demandes en paiement de dommages-intérêts à l’encontre de la société employeuse mais également de la société mère, invoquant sa qualité de coemployeur. La cour d’appel de Caen, le 19 janvier 2018, a accueilli ces demandes, au motif que la société employeuse avait délégué à la société mère, à compter de février 2012, la gestion de ses ressources humaines et que cette dernière avait facturé son intervention ; qu’au surplus, dès septembre 2010, la gestion administrative de la société employeuse avait été assurée par une filiale de la société mère moyennant redevance ; qu’enfin, la société mère avait repris les actifs de la société employeuse à son profit ou au profit de ses filiales dans des conditions désavantageuses pour cette dernière. Les juges du fond ont déduit de ces éléments de fait que la société mère devait être considérée comme étant le coemployeur des salariés licenciés. Cette dernière a formé un pourvoi en cassation, arguant que les conditions de qualification du coemploi n’étaient pas réunies.
Le 25 novembre 2020, la chambre sociale casse la décision des juges du fond, au motif que ces derniers ne caractérisaient pas « une immixtion permanente de la société [mère] dans la gestion économique et sociale de la société employeuse, conduisant à la perte totale d’autonomie d’action de cette dernière ». Ce faisant, elle recentre la définition du coemploi sur deux conditions : l’immixtion permanente de la société dominante et la perte totale d’autonomie d’action de la société dominée.
Il ressort de la motivation – « enrichie » depuis la refonte des modalités de rédaction des arrêts – que la chambre sociale souhaite, par cette décision, « préciser les critères applicables en la matière » eu égard à l’évolution du contentieux. Dans la note explicative, elle relève que « le contentieux soumis au cours des quatre dernières années à la chambre sociale témoigne de la difficulté persistante des juges du fond à appréhender les critères définis par la chambre sociale et, dès lors, à caractériser l’existence ou non d’une situation de coemploi ». Une telle situation est en effet fréquemment retenue par les juges du fond, alors qu’elle ne l’a été qu’une fois depuis l’arrêt Molex par la haute juridiction. Il en résulte, depuis 2014, un nombre important d’arrêts de cassation, au détriment de l’impératif de sécurité juridique.
C’est pour corriger ce déséquilibre qu’une nouvelle définition du coemploi est affirmée : exit la triple confusion d’intérêts, d’activités et de direction, « au profit d’une nouvelle définition du coemploi se voulant plus explicite, fondée sur l’immixtion permanente de la société mère dans la gestion économique et sociale et la perte totale d’autonomie d’action de la filiale » (note explicative). Cette nouvelle solution ne devrait pas conduire la Cour à modifier sa jurisprudence – la seule situation dans laquelle le coemploi avait été retenu était déjà marquée par la perte totale d’autonomie de la filiale (Soc. 6 juill. 2016, n° 15-15.481, préc.). En revanche, le message envoyé aux juges du fond est clair : une société ne peut être considérée comme coemployeur que si son emprise sur la société employeuse est telle que cette dernière est privée de ses prérogatives, au point de devenir une société de façade. Tel n’est pas le cas lorsque, comme en l’espèce, la société employeuse conserve une certaine autonomie de gestion et de décision, même considérablement amoindrie.
Si la chambre sociale de la Cour de cassation n’abandonne pas la notion de coemploi, elle rappelle avec force, par cet arrêt, qu’une telle situation doit rester exceptionnelle et être appliquée dans des cas très particuliers. Rien de nouveau, donc, puisqu’il s’agit de la position affirmée par la Cour depuis plusieurs années, avant même l’arrêt Molex (P. Bailly, art. préc.). En pratique, la reformulation de la définition du coemploi dissuadera probablement les plaideurs d’invoquer cette notion – pour privilégier, peut-être, des demandes sur le fondement de la responsabilité délictuelle. In fine, le contentieux, beaucoup trop important au regard des conditions très restrictives nécessaires à la caractérisation du coemploi, devrait logiquement se tarir.